Ça me gratte : la concurrence n’est pas un monstre

Concurrence, concurrence, concurrence… C’est le mot à la mode, dans les discours, les articles, les bavardages, les clashs, pour la frime et les effets de manches. La concurrence est partout, mais sans que l’on parle d’elle. Elle est un terme accessoire pour désigner le mal. Pourtant, si on se penchait sur ce qu’elle signifie, ce quelle implique mais aussi ce qu’elle n’est pas, il serait peut-être plus difficile de la crucifier.

 En effet, contrairement à ce que l’on entend, la concurrence, que ce soit dans la théorie économique ou la régulation des marchés, est tout sauf le « laissez faire ». La concurrence est une rivalité organisée qui obéit à des règles, beaucoup de règles. Règles qui interdisent, notamment, la mise la mort ou l’éviscération d’une industrie en la privant de sa capacité à investir et à innover.  Si ce point est atteint, il ne s’agit plus de concurrence, mais  d’une défaillance qui peut venir des institutions ou des textes qui en sont les garants.

La concurrence, c’est tout sauf l’absence de règles….

 Il suffit de consulter n’importe quel ouvrage d’économie industrielle contemporain pour constater que la concurrence n’est, dans la théorie, jamais définie comme un nécessaire « laissez faire». Au contraire, la concurrence se caractérise (parfois jusqu’à la caricature[1]) par une somme de conditions qui, si elles visent avant tout à prévenir des dominations ou les arrangements inter-entreprises au détriment du consommateur, forme un cadre dont l’objet est aussi de discipliner le marché (prévenir le fameux  « Far West »). En effet, toutes les entreprises sont logées à la même enseigne. Si une entreprise a des privilèges, ne joue pas avec les mêmes règles, il ne s’agit plus de concurrence et la situation doit être corrigée.

La régulation économique (la vraie vie), notamment parce qu’elle se nourrit de l’évolution des théories économiques, n’adopte pas une approche différente. Elle est plus sophistiquée car la réalité est plus complexe que la théorie et ses hypothèses simplificatrices. Mais une chose est sûre, si de nombreuses décisions des autorités françaises comme européennes ont sanctionné des comportements de types ententes ou abus de position dominante, l’absence d’une rivalité sanguinaire n’a jamais été punie. L’existence de la concurrence signifie que tous les acteurs jouent avec les mêmes règles, ou tout du moins bénéficient de conditions équilibrées. Et contrairement à la « théorie économique », les institutions en charge de réguler les marchés (en réalité les industries) peuvent intervenir pour la garantir. Mais encore faut-il qu’elles agissent, et qu’elles aient la possibilité de le faire. En effet, d’une part, on ne peut exclure qu’elles adoptent des positions plus politiques ou idéologiques que pragmatiques, d’autre part, il peut leur être difficile d’agir si elles ne sont pas sollicitées/saisies par les entreprises qui se sentent lésées.

Mon sentiment est que les défaillances qui conduisent aux prises de positions « anti-concurrence » de certains, comme celles, notamment, d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, sont, en réalité, bien plus liées à des manquements des régulateurs et/ou de la réglementation elle-même, qu’à un excès de concurrence. Manquements qui sont aggravés lorsque les acteurs « impactés » ont une réaction inadaptée.

D’ailleurs, on peut aussi souligner que les  mêmes problèmes se posent au niveau du commerce international avec une complexité supplémentaire : interagissent des accords internationaux et des législations locales, le tout saupoudré d’une grosse dose de politique et de stratégie. Si bien que même lorsque les leviers techniques pour agir sont disponibles la machine reste immobile. La controverse relative aux panneaux solaires chinois en est une bonne illustration.

Monopole, domination c’est permis, si….

 La théorie économique (économie industrielle) a beaucoup de défauts mais elle reste un minimum réaliste dans ses recommandations. Par conséquent elle « autorise » beaucoup de choses. Le monopole peut, par exemple, constituer la structure la plus efficace (G. Stigler), notamment s’il est contestable (Bomol, Pazar et Willig). Ce qui signifie qu’il n’existe pas d’entrave à une entrée sur le marché si ce dernier n’est plus efficace. Dans ce cadre le rôle de la régulation est d’assurer qu’il reste contestable, et donc qu’une entreprise peut entrer sur le marché si ce dernier réalise une rente (de monopole). Cette régulation, c’est par exemple, l’encadrement de l’accès au cuivre de France Télécom (le « dégroupage »), principe inscrit dans la loi mais opérationnalisé par un régulateur (dans ce cas l’ART devenue l’ARCEP). Le groupe France Telecom, aujourd’hui Orange, a été concurrencé mais il est aussi longtemps resté dominant sur de nombreux marchés (et l’est encore sur certains). Il est d’ailleurs important de souligner qu’en droit de la concurrence la domination (d’un marché) n’est pas condamnée seulement en abuser.

Cependant, que l’on parle théorie ou réalité économique, il ne faut pas se tromper, libéralisation du marché et concurrence sont deux choses liées mais différentes. L’ouverture d’un marché est avant tout une décision politique, qui peut être motivée par le pragmatisme ou une idéologie (cf. le marché de l’électricité), la concurrence est un principe qui garantit qu’un marché ouvert fonctionne.  Par conséquent, défendre la concurrence ne signifie pas forcément défendre la libéralisation des marchés, mais défendre la libéralisation d’un marché c’est défendre un principe de concurrence sur ce dernier.

La coopération est permise car elle n’est justement pas une entente

La coopération, que Monsieur Montebourg, appelle avec provocation entente est également vue comme compatible avec la concurrence. La collaboration d’entreprises sur des éléments qui fondent leur compétitivité n’a rien de nouveau. Cela structure même, et depuis longtemps, certaines industries[2], comme l’automobile[3]. Par exemple, en 1972, Peugeot et Renault ont présenté le moteur le X[4] fruit d’une collaboration qui conduira d’ailleurs les deux groupes à créer une entreprise commune la Française de Mécanique à Douvrin[5].

Avec la complexité croissante des produits, la coopération est devenue une forme dominante de l’organisation de la production. Une coopération entre concurrents mais également avec les entreprises qui produisent les intrants d’un processus de production, les composants de biens complexes ou même les  biens complémentaires qui permettent à un objet de remplir ou étendre ses fonctions.

Pour être clair une alliance fondée sur un objectif défini (un projet industriel) et qui ne crée pas les conditions d’une éviction du marché des concurrents n’a pas de raison d’être interdite. C’est probablement pour cette raison que l’Autorité de la Concurrence ne s’est pas opposée à ce que SFR et Bouygues Telecom à « mutualiser » une partie de leurs infrastructures.

La concurrence n’est pas un monstre, pas plus qu’une arme. D’ailleurs, elle n’est rien, si ce n’est le résultat d’actions d’acteurs qui peuvent agir de manière coordonnée ou isolée. Elle peut être créée, intensifiée ou manipulée mais elle n’est pas un phénomène spontané et autonome.



[1] Les conditions d’existence de la concurrence pure et parfaite formalisées par la théorie néoclassique sont si restrictives (Atomicité, Homogénéité des produits, Transparence de l’information, Libre entrée et sortie sur le marché, Libre circulation des facteurs) qu’il en résulte un état de non concurrence i. e. une rivalité proche du nul.

[2] Elle est même un passage obligé pour les productions dites « modulaires ». Voir « La modularité organisationnelle : vers un nouveau modèle d’organisation de l’industrie ? »

[4] Coopération qui durera, ils développent ensemble en 1996  un V6, pour être capable de rivaliser avec les motorisations allemandes, mais aussi d’autres organes comme des boites de vitesses automatiques