Ça me gratte : Transformation des activités des opérateurs télécoms, neutralité des réseaux et concurrence.

Lorsque l’on évoque la neutralité des réseaux il est très souvent question d’une discrimination technique entre des contenus et/ou entre des technologies (applications, protocoles, etc.). Le débat sur les aspects économiques de la question prend également forme mais reste essentiellement concentré sur une question assez basique (mais j’en conviens, essentielle) : qui va payer pour la mise à jour des réseaux?

Notre sentiment est, qu’avec l’évolution des métiers des opérateurs télécoms, une autre question, qui est en réalité la synthèse des deux précédentes, va très vite se poser. En effet, les opérateurs, en se diversifiant dans de nouvelles activités, entrent en concurrence avec des acteurs, plus ou moins spécialisés, qui n’ont pas forcement les moyens de se défendre.

Une concurrence avec des acteurs qui éditent/distribuent du contenu.

La question relative aux conséquences de l’implication des opérateurs dans les métiers de l’édition et de la distribution de contenus n’est pas nouvelle. Elle fut, notamment, posée lorsque l’opérateur Orange est entré sur le marché des contenus avec ses propres « programmes télévisuels » (Orange Foot et Orange Cinéma Séries, par exemple). Cependant, suite à la remise en cause par Stéphane Richard de la stratégie de l’opérateur dans de domaine, la question semblait plus ou moins résolue. Elle revient, pourtant, dans l’actualité, avec l’implication d’Orange dans les activités de Deezer et surtout de Dailymotion (DM par la suite). En effet, l’opérateur a acquis 49% de ce dernier et pourrait à terme en prendre le contrôle.

Ce partenariat peut poser problème s’il permet à DM d’accéder aux abonnés d’Orange dans des conditions « favorables » et « discriminatoires ». L’avantage en question ne serait pas une place plus importante dans les tuyaux (gestion de trafic), ce qui serait une violation flagrante (et risquée) de la neutralité d’internet, mais un tarif plus avantageux (que celui accordé aux autres acteurs) pour cette prestation. En effet, si Orange possède des tuyaux, quoi de plus naturel que de les mettre à la disposition de ceux avec qui l’opérateur a des liens économiques (plus ou moins forts)?

Cependant, de telles faveurs permettraient à ces derniers de bénéficier d’un avantage substantiel sur leurs concurrents. Est-il possible de rivaliser avec DM si ce dernier use de toutes les facilités qu’Orange peut mettre à sa disposition? Car il ne s’agit pas seulement de ne pas payer du peering[1](pour accéder aux clients d’Orange en France et ailleurs) mais aussi de bénéficier du réseau de sa filiale Opentransit. Orange est le seul opérateur français (et un des rares en Europe) à disposer d’un réseau international (qui se dit « Tier 1 »[2]) lui permettant d’échanger dans des conditions économiques optimales (traditionnellement gratuitement[3]) avec tous les autres grands acteurs internationaux. Ce qui signifie qu’Orange pourrait permettre à DM d’être présent aux quatre coins du monde dans des conditions qui ne sont pas celles auxquelles sont confrontés les autres acteurs.

Par conséquent, il semble nécessaire de veiller à ce que ce type de partenariats/liens ne soit pas dommageable pour la concurrence et in finepour le consommateur. Par exemple, en favorisant DM ou Deezer, Orange pourrait altérer la compétitivité d’autres acteurs, et remettre en cause leur viabilité. A long terme, cet effet d’éviction pourrait mener à des positions oligopolistiques (voire de monopole) défavorables à la concurrence et donc au consommateur (une dégradation – prix/qualité –  des offres qui découlerait de la concentration des marchés).

Une concurrence avec les acteurs offrant des services liés à des infrastructures (CDN, trafic, etc.)

Un nombre croissant d’opérateurs investit le secteur des CDN[4] (Content Delivery Network). Cette démarche peut sembler logique dans la mesure où il s’agit d‘une activité complémentaire à celle de l’accès (à internet). Cependant, détenir les infrastructures terminales du réseau donne un avantage certain aux opérateurs sur les acteurs spécialisés dans ces activités. En effet, un opérateur qui développe des services de CDN, peut avoir accès à ses abonnées sans frais mais aussi, dans des conditions similaires, à ceux des autres opérateurs, dans la mesure où l’interconnexion entre opérateurs n’est, semble t-il, pas [encore] payante[5]. L’opérateur qui fournit une prestation de CDN serait donc en mesure d’offrir à un éditeur/distributeur de contenus, des prestations économiquement plus compétitives que celles proposées par des spécialistes du secteur.

Orange, de son coté, avec Opentransit, pourrait même garantir un accès élargi i.e au delà de ses abonnés ou de ceux de ses concurrents français. Les éditeurs/distributeurs de contenus pourraient alors se passer d’intermédiaires supplémentaires pour amener leur trafic en différents points du globe.

La diversification des opérateurs dans ce type de services, si elle se généralise (dans le reste du monde, par exemple avec Deutch Telecom ou At&T) et si aucune régulation n’est mise en place, pourrait  clairement remettre en cause la pérennité [et la nécessité] de spécialistes comme AKAMAI ou Level 3, qui eux (normalement) paient du Peering à tous les opérateurs.

 

Que sait-on aujourd’hui ?

 

J’en conviens il y a beaucoup de conditionnel dans mon propos, mais cela tient d’abord à l’absence totale de transparence sur ces différents marchés. Qui paie quoi à qui? Personne, à part les acteurs impliqués (et encore), ne le sait vraiment. Est-ce que DM va continuer à payer du « peering » à Orange ? Est-ce que DM va bénéficier, de conditions particulières (et donc favorables), de la part d’Opentransit? Je l’ignore, comme j’ignore si quelqu’un (enfin une institution) va contrôler que les relations entre ces entités soient compatibles avec la libre concurrence.

De la même manière est-ce que les opérateurs ne vont pas créer des effets d’éviction en fournissant des services de CDN ou de transport ? Est-ce que cela n’est pas déjà le cas ? Est-ce que quelqu’un s’en soucie ?

Quel rôle pour une TA Data ?

Quel rapport avec la TA Data me direz-vous ? Le raisonnement est le suivant : si un prix générique pour une prestation définie existe, non seulement on introduit une certaine transparence sur ce marché, mais aussi et surtout, on est en mesure d’imposer une mécanique de facturation permettant de limiter la discrimination. Par exemple, l’opérateur X facturerait à son activité CDN une TA chaque fois qu’elle enverrait du trafic. Si on revient au cas d’Orange, l’opérateur facturerait de la TA à DM lorsque ce dernier enverrait des vidéos vers les abonnés du premier.

Pour schématiser il s’agirait d’une démarche similaire à celle que l’on connait aujourd’hui dans l’ADSL lorsque Orange paie France Telecom pour l’usage de la boucle locale cuivre (il s’agit de la séparation comptable).

On peut également envisager une TA entre opérateurs. En effet, si son coût est faible (i. e un coût incrémental qui repose uniquement sur l’interconnexion), et si le trafic reste relativement symétrique, elle devrait être relativement neutre pour eux. Par contre, cette prestation serait refacturée à l’acteur qui choisirait de faire appel à eux (prestation de CDN ou de transport) pour diffuser du contenu. Dès lors, parce que tous les acteurs faisant du CDN seraient traités de la même manière, il serait possible de maintenir des conditions de marché compatibles avec une concurrence effective.

Reste le délicat problème d’Opentransit. Il semble difficile de demander à celui-ci de facturer une TA Data à Orange qui la refacturerait à DM ou toute autre entreprise qui feraient appel aux services de l’opérateur, car Opentransit étant « Tier 1/2 », il ne paie pas toujours (rarement ?) ce type de prestations. Cependant, lorsqu’un opérateur n’est pas « Tier 1/2 » il paie de la connectivité pour accéder à ce trafic (donc pour se connecter aux opérateurs « Tier 1/2 »). Par conséquent, on peut envisager qu’Opentransit facture cette prestation à Orange qui à rebours la facturerait à DM, Deezer ou une autre entreprise qui ferait appel aux services du groupe Orange/France Telecom. Reste à établir comment contrôler que ce paiement, s’il a lieu, soit transparent et non discriminatoire.

Il se peut d’ailleurs, que ce type de facturations existe déjà, mais dans ce cas il serait nécessaire de savoir dans quelles conditions il se fait et si cela fait l’objet d’un contrôle ou d’un suivi.

Conclusion

L’objet de ce billet n’est pas de porter des accusations ou de faire des procès d’intention. Mon propos vise seulement à souligner que l’évolution des activités des acteurs liés au numérique et plus particulièrement des fournisseurs d’accès à internet créer un environnement autorisant le développement de stratégies anticoncurrentielles (sans préjuger de leur effectivité).

Plus généralement la visée de ce billet est de mettre en évidence deux faits. Tout d’abord, il y a aujourd’hui un vrai problème de transparence sur ces différents marchés. Ensuite que l’évolution des métiers des différents acteurs de la chaine de valeur des télécoms, concomitante à la montée des conflits entre ces derniers impose de réfléchir à une régulation.

 

[1] Peering = interconnexion

[2] http://en.wikipedia.org/wiki/Tier_1_network#Other_major_networks

[3] A l’heure actuelle les échanges avec les opérateurs « Tier 1 » seraient gratuits. Ils pourraient, à terme, devenir payants dans la mesure où de fortes asymétries apparaissent. Cette question est d’ailleurs au cœur du différent entre Orange et Cogent

[4] « Un Content Delivery Network (CDN) est constitué d’ordinateurs reliés en réseau à travers Internet, et qui coopèrent afin de mettre à disposition du contenu ou des données (généralement du contenu multimédia volumineux) à des utilisateurs »

http://fr.wikipedia.org/wiki/Content_Delivery_Network

[5] Si tous les opérateurs se lancent dans la même activité le « peering » peut être maintenu à des niveaux symétriques et rester non payant.