Doit-on préparer l’« après-pétrole » ?*

Actualité initialement publié dans la newsletter de l’ADMEO N°25 Mai 2006

Le pétrole, bien que de plus en plus onéreux, reste une énergie relativement abondante. Pour être plus juste, l’augmentation des prix reflète bien plus une incertitude sur l’avenir[1] qu’un véritable rationnement du marché. Cependant, sa disponibilité, n’étant pas assurée dans un avenir proche, est à l’origine de nombreuses spéculations. Le monde de l’édition s’est fait l’écho de cette confusion qui inquiète de plus en plus les marchés et les consommateurs que nous sommes. Cependant, outre leurs aspects polémiques, ces écrits posent une vraie question : nos économies sont-elles prêtes pour l’ « après-pétrole » ?
Bien que l’ensemble des pays de l’OCDE tente de réduire la part du pétrole dans leur facture énergétique (de 46% en 1973 à 36% en 2002), il reste la forme d’énergie primaire la plus utilisée. Sa consommation en valeur absolue a même fortement augmenté. Par exemple, la consommation de pétrole aux Etats Unis a augmenté de 16% entre 1993 et 2003, ce qui n’est pas négligeable car, bien qu’ils représentent moins de 5% de la population mondiale, les américains engloutissent le quart de la production totale de pétrole. Durant la même période, la consommation de pétrole de l’Asie a augmenté en moyenne de 39%. Cette croissance, consécutive à un phénomène de rattrapage, ne devrait pas ralentir, puisque un chinois consomme toujours 15 fois moins de pétrole qu’un américain et un indien 30 fois moins.
Les transports qui représentent 47% de la consommation pétrolière ne sont pas étrangers à cette explosion de la demande et on peut craindre que cette progression s’accélère encore. En effet, si le taux d’équipement par habitant est relativement élevé dans les principaux pays de l’OCDE (80% aux USA, 57,6% en Europe occidentale), il demeure extrêmement faible dans des pays comme la Chine[2] (1,8%) ou l’Inde (0,9%). Le parc automobile dans les pays non OCDE devrait tripler d’ici 2030, ce qui constituerait un doublement du parc mondial et ferait passer la part des transports dans la consommation globale de pétrole à 54%. Les transports sont à l’origine des deux tiers de l’augmentation de la demande de pétrole prévue pour 2030.
Les efforts des constructeurs pour réduire la consommation des véhicules ne semblent donc pas en mesure d’inverser cette tendance. Par ailleurs, même si le parc automobile restait à taille constante, l’embonpoint pris par les véhicules, dû à une surenchère des équipements de sécurité et de confort, compense largement les gains réalisés en terme de consommation. L’amélioration du rendement des moteurs thermiques, notamment diesel, a également un effet psychologique pervers. Le consommateur a généralement comme référentiel dans son processus d’achat son ancien véhicule. Par conséquent, à consommation inférieure ou égale, le consommateur a le sentiment d’agir de manière rationnelle lorsqu’il achète une automobile plus puissante. Ces dernières sont d’autant plus attractives qu’elles sont, financièrement, relativement plus accessibles. L’automobile connaît une véritable montée en puissance des motorisations ; et si elle se justifie en partie par le poids croissant des véhicules, on peut également souligner que la puissance des automobiles va parfois au-delà des besoins des conducteurs.
Il semble donc, comme le confirme le « World Energy Outlook », que l’économie mondiale continue de parier sur le pétrole. Dans cette perspective, se pose l’épineux problème de la disponibilité future de cette énergie. Depuis peu, la polémique enfle, notamment à cause de deux ouvrages : Le plein, s’il vous plait, la solution au problème de l’énergie de Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean[3] et La face cachée du pétrole de Eric Laurent. Tout deux affirment que les stocks de pétrole sont surévalués. Il y aurait deux raisons à cela. Tout d’abord, comme le souligne le premier ouvrage, il existe une véritable difficulté matérielle à évaluer ces stocks. Il est ardu d’établir le contenu d’une nappe de pétrole qui dépend des conditions géologiques, la viscosité du produit etc. Puis, il y aurait de la part des gouvernements (producteurs et consommateurs) et des entreprises pétrolières un manque de transparence. Ces propos n’ont rien d’élucubrations de scientifiques en mal de reconnaissance. La très sérieuse Association for the Study of Peak Oil and Gas (ASPO)[4], composée de scientifiques et d’anciens hauts responsables de l’industrie du pétrole, converge vers les mêmes conclusions (par exemple 46% des réserves du Moyen Orient seraient douteuses !). La production pétrolière serait par conséquent plus proche qu’on ne le croit du fameux « peak oil » (le pic de production) i. e. le point de retournement où la production commencera à baisser. Si les projections de l’ASPO se vérifient, l’effet dévastateur de ce pic pourrait entraîner un choc pétrolier permanent et fatal.
Dans leur ouvrage, Marc Jancovici et Alain Grandjean proposent de freiner dès maintenant cette croissance de la consommation d’énergie. Les populations doivent d’ores et déjà se préparer à cette pénurie pour ne pas la subir de manière plus violente par la suite. On ne sait pas si leur appel sera entendu. D’ailleurs, pourquoi le serait-il plus que celui de l’ASPO, d’autant que les auteurs proposent des solutions très impopulaires comme le recours à la taxe ? Cette dernière serait d’autant plus mal vécue qu’elle vise à augmenter le prix des carburants pour adapter en douceur la demande à l’offre. Notre société étant attachée à la liberté qu’offre l’automobile, il est probable que cette proposition reste sans lendemain. Pourtant, quelques soient les mesures envisagées pour remédier à ce problème, une véritable réflexion doit avoir lieu. Cela est d’autant plus important que cette croissance de la consommation énergétique a des effets désastreux sur l’environnement.
On ne peut avoir aucune certitude sur la disponibilité future du pétrole, cependant, au regard des risques que représente un éventuel rationnement à court terme et de l’importance des dégâts écologiques que provoque la combustion des carburants, il serait sage d’envisager dès à présent toutes les éventualités. Pour conclure, je nous invite à méditer les propos tenus par Matthew Simmons lors de la conférence de l’ASPO à l’Institut Français du Pétrole. Les propos de l’homme sont d’autant plus percutants que ce banquier d’affaires, membre de la task force, groupe de réflexion en faveur du lobby texan du pétrole, est l’ancien conseiller de Dick Cheney (vice président des Etats-Unis).
Aujourd’hui, je crois que le peak oil ne pourra être correctement prédit qu’une fois qu’il aura déjà eu lieu. Ce qui est certain, c’est qu’il va arriver. Et mon analyse personnelle me porte à croire que le pic est déjà là, à portée de main, et pas à plusieurs années devant nous. Si j’ai tort, eh bien j’ai tort. Mais si j’ai raison, les conséquences seront imprévisibles et dévastatrices. Si j’ai raison, malheureusement le monde ne dispose d’aucun plan B. A la fin des années soixante, les humanistes du « club de Rome » avaient raison de pointer du doigt les « limites de la croissance. » (extrait de www.transfert.net)

*Données statistiques: www.planet-energie.com, IFP, The Institute of Applied Energy (IAE), OCDE, World Energy Outlook, Euler Hermès et l’ASPO.
[1] Incertitude sur la capacité des entreprises pétrolières à découvrir et à exploiter à un coût raisonnable de nouveaux gisements pétroliers mais également à répondre à une demande qui croît, avec le développement de nouvelles super puissances comme la Chine ou l’Inde, de manière exponentielle.
[2] Il faut noter que la consommation de pétrole de la Chine, tous types de consommation confondus (transport, industrie et autres) a doublé en 10 ans !
[3] A. Grandjean est membre de ASPO France.