Ça me gratte : Réguler internet, n’est-ce pas scier la branche… ?

La conversion de notre société au numérique constitue la plus importante mutation socio-économique que l’on ait connue depuis la révolution industrielle. De la même manière que la division technique de la production constitue le soubassement de la conversion des économies développées au capitalisme industriel. Internet est le catalyseur de cette nouvelle transformation.

La vitesse avec laquelle ce progrès s’est propagé tient avant tout à la propriété même d’internet : une technologie ouverte et neutre. Il est ainsi devenu possible pour le plus grand nombre, et avec peu de moyens, de créer une activité accessible et valorisée par la majorité des consommateurs. Internet, c’est aussi le monde à la portée de tous (enfin presque). Si vous disposez d’une connexion, en quelques clics il vous est possible d’accéder à l’information et à un certain degré de culture.

Ce nouveau rapport entre l’homme et la connaissance (au sens large), consécutif à la dématérialisation croissante de son environnement, implique pour les industriels de repenser leurs modèles économiques. Et si une grande majorité d’entreprises est en mesure de mener cette mutation, et d’en tirer avantageusement profit, tout en préservant ce nouvel environnement, un certain nombre d’acteurs ne parvient pas à envisager son épanouissement sans maitriser et contraindre les usages qu’autorisent internet.

Pourquoi s’opposer à un internet neutre et ouvert? Car il permet l’abondance. Or, selon une loi bien connue des économistes (la rareté génère de la valeur), celà a un effet désastreux sur les prix (ils baissent!).

Une abondance des contenus, ce qui ne fait guère les affaires d’une industrie verrouillée sur un glorieux passé, où création et distribution étaient totalement sous son contrôle. Pour cette dernière, un internet ouvert et neutre est un obstacle à une offre numérique distribuée au compte goutte et à prix d’or. La solution un internet épié, fliqué, filtré et censuré.

Une autre abondance dérange. Celle de l’accès. Elle pose problème à certains fournisseurs d’accès à internet (FAI), qui estiment le business insuffisamment juteux. En effet, pourquoi vendre un accès sans condition alors qu’il pourrait être tellement plus rentable de le segmenter en offres variées (protocoles accessibles, bande passante disponible, etc.) à des prix différenciés et autorisant une potentielle optimisation des revenus[1]

Cependant, remettre en cause l’ouverture d’internet, n’est-ce pas prendre à rebours la dynamique qui porte l’économie numérique ? Economie numérique qui constitue, elle-même, un important pilier de la création de richesses et d’emplois.

Les opérateurs parviendront-ils à vendre à la fois un accès fixe et mobile si le premier ne rend guère plus de services, pour un tarif raisonnable, que le second? Les entrepreneurs prendront-ils le risque de développer des services dont la viabilité implique un usage massif? Les annonceurs accepteront-ils de financer des acteurs qui ne sont pas en mesures de toucher le plus grand nombre?

Qui viendra contester la suprématie des quelques champions du web qui, ayant profité de l’âge d’or d’internet pour accumuler fortune et pouvoir, seront en mesure de se négocier une place au soleil (sans concurrence)?

De la même manière, on peut s’interroger sur la rationalité des industries culturelles. Le marché physique s’effondre et rien, pas même la répression, ne l’empêchera. Internet est l’avenir de la culture, enfin le vrai, neutre et accessible (financièrement). Si celui-ci change, quelle issue? Les quelques géants du web qui, après avoir survécu aux dernières batailles, seront suffisamment puissant pour les mettre à genoux ?

De plus, les consommateurs n’adopteront-ils pas un comportement de rejet vis à vis des offres d’une industrie qui aura activement participé à remettre en cause l’ouverture et la neutralité d’internet et  à créer un sentiment de méfiance (voir de défiance) vis à vis de ce dernier?

Pour résumer les manœuvres qui visent à contrôler, contraindre, civiliser internet, ne conduisent-elle pas à scier la branche sur laquelle est assise une partie croissante de l’économie mondiale ?

 

[1] Voir http://www.edouard-barreiro.fr/index.php?view=article&id=133%3Aca-me-gratte-internet-reguler-le-trafic-par-une-segmentation-de-loffre-serait-une-erreur-&option=com_content&Itemid=62