De quelle manière les constructeurs fondent-ils leur décision de rappel ?*

Article initialement publié en décembre 2004 sur le site de l’ADMEO

Bien que la pratique des rappels automobiles ait connu une nette recrudescence[1] dès les années quatre-vingt-dix, notamment du fait de l’augmentation des défaillances électroniques liées au multiplexage[2] des véhicules, une telle décision demeure, pour une entreprise, un choix stratégique majeur non seulement en termes de coûts, mais aussi, et peut être surtout, en matière d’image de marque.

Jusque dans les années soixante-dix, les décisions des constructeurs reposaient sur des analyses coûts-avantages mettant en balance d’une part, les indemnisations que pourraient réclamer les éventuelles victimes de sinistres imputables à la défaillance identifiée et d’autre part, le coût technique du rappel. De tels paramètres de décisions sont aujourd’hui beaucoup plus difficiles à mettre en oeuvre. Tout d’abord, le coût des dommages et intérêts à verser aux victimes a augmenté de manière spectaculaire. A titre d’exemple, une consommatrice américaine d’une chaîne de fast-food s’est vue accordée une indemnisation de 2.9 M$ pour s’être brûlée avec une tasse de café. Ensuite, le coût « réputationnel » d’une absence de rappel peut aujourd’hui s’avérer dévastateur.

L’équilibre financier de constructeurs exposés à une concurrence féroce et faisant face à des consommateurs de mieux en mieux informés peut être remis en cause par une telle tourmente, comme en atteste la récente affaire Mitsubishi. Le constructeur, accusé d’avoir dissimulé l’existence de graves avaries susceptibles de provoquer de graves accidents, se trouve aujourd’hui confronté à de sérieuses difficultés tant commerciales que financières. Alors même que la pratique des rappels s’est largement développée, la firme japonaise a préféré garder le secret sur les défaillances techniques détectées sur ses véhicules. Quels peuvent alors être les déterminants de la décision des firmes en matière de rappels?

Des pratiques variables d’un constructeur à l’autre

Les paramètres d’une décision de rappels sont variables d’un constructeur à un autre. Ils dépendent en grande partie de sa position concurrentielle et notamment de l’image dont la marque bénéficie auprès des consommateurs. Dans le cadre d’une concurrence qui passe de plus en plus par des arguments hors prix (concurrence par la qualité), la décision de rappeler les véhicules constitue une stratégie qui combine à la fois des éléments de coûts certains (ceux liés au rappel), des logiques assurantielles vis-à-vis des risques futurs (éviter d’éventuelles indemnisations en cas de sinistre) mais aussi des investissements réputationnels susceptibles d’engendrer, soit des coûts soit des gains, en termes d’image. Avant de lancer une campagne de rappel, le constructeur doit anticiper non seulement les coûts techniques directement liés au rappel lui même, mais aussi les conséquences probables en terme d’image. Si la décision de ne pas procéder à un rappel permet d’économiser les premiers cités, il n’en demeure pas moins qu’une éventuelle polémique pourrait compromettre la viabilité financière de l’entreprise.

Cependant, les choix des firmes sont étroitement dépendants de leur positionnement concurrentiel. Pour certains constructeurs “haut de gamme”, la sécurité et la fiabilité des véhicules constituent le cœur de leur avantage concurrentiel. Un éventuel rappel peut être analysé par les consommateurs comme le signe d’un coupable relâchement. Cependant, le constructeur aura tout intérêt à courir ce risque. D’une part, la garantie de la qualité du véhicule faisant partie du contrat moral noué avec le consommateur, si cette dernière n’était pas assurée, il se détournerait certainement de la marque à l’heure du renouvellement du véhicule. D’autre part, le risque en terme d’image de la dissimulation d’un éventuel défaut serait rédhibitoire. Cependant, pour certains constructeurs, l’aveu d’une défaillance peut représenter un coût l’emportant possiblement sur ses effets secondaires, bénéfiques certes, mais incertains et étroitement dépendants de l’image initiale du constructeur. Un constructeur pénalisé par une piètre réputation en terme de qualité peut confirmer par un rappel la mauvaise image que se font les consommateurs de ses véhicules.

Il peut être, à l’inverse, profitable pour certains types de constructeurs de procéder à de tels rappels, ces derniers pouvant alors être analysés comme la preuve des leurs efforts en terme de qualité. Sans compter qu’à l’heure où de nombreuses défaillances liées au multiplexage des véhicules conduisent les constructeurs réputés à organiser de nombreux rappels, il devient de moins en moins risqué pour un constructeur moins considéré d’annoncer de vastes campagnes. De façon paradoxale, un tel constructeur peut même accroître sa réputation si des polémiques se font parallèlement jour sur les réticences de constructeurs plus réputés à corriger les défaillances affectant leurs véhicules. De plus, il convient de garder à l’esprit que ce type de constructeurs est en concurrence avec des entreprises dont l’image de marque est en tous points comparable. Ainsi, tout effort additionnel en qualité lui permettra de dégager un avantage concurrentiel.

Il apparaît, au final, que le rappel peut également avoir des conséquences très diverses en terme de réputation du constructeur selon les croyances mêmes des consommateurs. Le rappel constitue donc à proprement parler une stratégie risquée pour le constructeur qui y recourt.

Une alternative à première vue séduisante peut être de procéder aux modifications nécessaires sur les véhicules dans le plus grand secret, au hasard des retours des véhicules en concession pour cause de réparations ou d’entretien, voire dans le cadre de campagnes souvent baptisées “campagne de mise à jour” ou de “modernisation”. Le danger d’une telle politique du secret est illustré par les difficultés que rencontre aujourd’hui, Mitsubishi, le quatrième constructeur japonais. Non seulement tous les véhicules défectueux ne seront pas modifiés (tous ne sont pas entretenus en concession), mais les consommateurs peuvent légitimement se sentir trompés par un constructeur dans lequel ils avaient placé leur confiance. Pis, l’absence de rappel systématique ne permettra pas d’éteindre la responsabilité du constructeur en cas de sinistre lié à la défectuosité en question.

Une approche des rappels automobiles par la théorie des jeux

Placé dans une situation d’interactions répétées avec des consommateurs susceptibles ou non de renouveler la confiance qu’ils ont placée dans ses produits, le constructeur se trouve plongé dans une situation d’interdépendance stratégique telle que peut la traiter la théorie des jeux. Ce cadre théorique est d’autant plus adapté qu’il permet de rendre compte des risques associés à chaque décision susceptible d’être prise par le constructeur.

Le jeu se nouant entre le constructeur et le consommateur peut par exemple être envisagé comme un jeu coopératif. Le premier s’engage sur la sécurité et la qualité de ses produits, le second à rester fidèle au constructeur tant que celui-ci tient ses engagements. Les décisions du constructeur ne pourront dès lors plus se faire indépendamment des réactions anticipées des consommateurs.

Il est possible de dégager quelques grands principes permettant d’expliquer les principaux paramètres des décisions relatives aux rappels, au travers d’une approche en termes de jeux. Une campagne de rappel peut être décomposée en deux étapes. Lors de la première, le constructeur fait le choix de rappeler ou non ses véhicules. Sa décision dépendra de ses anticipations quant à la réaction des consommateurs face à ses décisions, lors de la seconde étape. Si le constructeur effectue le rappel, deux issues sont possibles. Le consommateur peut sanctionner le constructeur. L’acceptabilité des avaries est variable selon les véhicules concernés. La sanction prise par le consommateur sera de ne pas renouveler sa confiance envers le constructeur lors du prochain achat et donc de « passer à la concurrence ». En sus du coût direct du rappel, le constructeur devra supporter un coût réputationnel qui se traduira à terme par une baisse des ventes. L’absence de sanction signifie que le consommateur renouvelle toute sa confiance au constructeur et restera fidèle à la marque. Ce qui signifie que le seul coût supporté est celui du rappel. Il est même possible que le rappel améliore l’image du constructeur. Dans ce cas, le coût du rappel est compensé par le gain en terme d’image.

Si le constructeur choisit de ne pas rappeler, deux nouveaux cas de figures sont à considérer. Si le consommateur découvre que le constructeur a volontairement caché le défaut, il est susceptible de le sanctionner lourdement, comme en atteste le cas de Mitsubishi. En terme d’image, l’impact est également catastrophique dans la mesure où non seulement la fiabilité est mise en cause mais également l’honnêteté du constructeur. Si le constructeur n’est pas démasqué, l’absence de rappel maximise ses gains. La réputation acquise par le constructeur peut alors être d’un grand secours pour détourner les soupçons.

Quelle décision prendra un constructeur face à ses choix ? Tout dépendra en fait des anticipations que le constructeur fait sur la réaction des consommateurs à chaque choix alternatif. Cette dernière étant conditionnée par le seuil de tolérance du consommateur. Pour déterminer quelle doit être sa démarche optimale, il lui est alors nécessaire d’affecter des probabilités à chaque type de réaction possible. Ce faisant, il est en mesure de comparer l’espérance de gains associée à chacune de ces décisions possibles. L’anticipation faite par le constructeur quant à la perception qu’ont les consommateurs de la qualité de ses véhicules ainsi que l’asymétrie informationnelle existante, au détriment des consommateurs, seront alors déterminantes pour expliquer la décision de la firme.

Edouard Barreiro

Frédéric Marty, Chargé de Recherche GREDEG/CNRS

Patrice Reis, Maître de Conférence, GREDEG/CNRS-UNSA

* Cette contribution est extraite d’un article réalisé pour Automobiles et Composantes, novembre 2000, Rappeler ou ne pas Rappeler ? L’affaire Mitsubishi

[1] Selon la revue l’automobile magazine, de novembre 2004, deux pannes sur trois sont imputables à l’électronique. Par ailleurs, entre 1999 et 2004, la hausse des défaillances d’ordre électronique serait de 70%.

[2] On appelle multiplexage, la capacité à transmettre sur un seul support physique (appelé voie haute vitesse), des données provenant de plusieurs paires d’équipements (émetteurs et récepteurs); L’intérêt premier du multiplexage pour l’automobile est la simplification du système électrique par la réduction du nombre de fils de connexions (http://www.supinfo-projects.com/fr/2003/multiplexage/1/)