Quelle politique pour sécuriser l’accès de l’Europe aux produits critiques et/ou essentiels ?

En matière de développement économique, en Europe, comme dans la majorité du reste du monde, la priorité a été donnée au développement des échanges internationaux. Et cela, notamment, par la multiplication de traités bilatéraux de libre échange(1). La nécessité d’accompagner le développement du commerce international par une politique industrielle forte pour maintenir, et pourquoi pas renforcer, la compétitivité et l’emploi dans l’espace européen s’est peu posée. Laissant, ainsi, les industriels libres de dérouler des stratégies de localisation et de sourcing sur l’unique base d’une recherche du coût le plus bas au détriment du tissu industriel Européen.  

Avec le recul, on peut être surpris de ce manquement, mais que dire du peu d’attention portée au fait que la production de certains biens (pouvant être des biens finaux ou entrant dans la production d’autres biens) critiques et/ou stratégiques soit localisée dans un nombre très réduit d’États (voire un seul). États qui parfois sont dirigés par des gouvernements instables et/ou autoritaires et/ou belliqueux. Ces partenariats, que l’on associe parfois à de la « real politik », créent de dangereuses relations de dépendance.

Des crises qui agissent comme un révélateur

La crise du COVID nous a rappelé qu’il est peut être extrêmement dangereux de trop compter sur un pays défini pour la production de certains biens. La mise à l’arrêt de l’économie chinoise, par exemple, aura des impacts dans le monde entier, et sur des secteurs très différents, à moyen et long terme. Les difficultés rencontrées par l’industrie automobile (qui fait face à une pénurie de composants électroniques) ou par certains géants de l’électronique grand public (qui peinent à trouver des composants mais aussi à faire fabriquer les produits qu’ils offrent directement aux consommateurs) l’illustrent parfaitement. Avec un risque additionnel : la Chine (comme n’importe quel autre pays dans la même situation) (2) pourrait utiliser les capacités productives qui progressivement se rendent disponibles d’abord à son profit (pour soutenir les acteurs locaux).  

De la même manière, la guerre en Ukraine et son impact sur la disponibilité de certains produits agricoles (blé, maïs, tournesol, etc) ou combustibles (gaz et pétrole) doit nous conduire à nous interroger sur la stratégie à adopter en matière d’approvisionnement. Car en effet, d’une part, tout ne peut pas être produit dans l’espace communautaire et, d’autre part, aucun pays n’est à l’abri d’un aléa sévère (météo, maladies, insectes, etc.), pouvant le mettre totalement ou partiellement à genoux.

Il faut “imposer”, pour les produits critiques et/ou essentiels, une relocalisation de la production industrielle et une diversification des partenaires

Ces différentes crises démontrent de manière éclatante qu’il faut repenser notre approche en terme de politique industrielle. Il devient essentiel d’envisager les choses de manière globale, et de pas se limiter, dans l’urgence, à des initiatives ponctuelles, comme la relocalisation de la production de semi-conducteurs. Je pense également, que dans l’idéal, il faudrait injecter une dose de contraintes, par la réglementation, pour aligner les incitations de l’ensemble des acteurs économiques. 

Je comprends que cette dernière proposition est la plus difficile à défendre. L’intervention des pouvoirs publics est souvent mal perçue par les entreprises. Ce qui peut s’entendre puisqu’il y a un coût certain à se mettre en conformité avec de nouvelles règles qui, de plus, peuvent être parfois mal pensées. Mais il s’agit de garantir que tous les acteurs économiques et, notamment, ceux qui se concurrencent, soient logés à la même enseigne, y compris et surtout vis à vis des entreprises localisées hors de l’UE (3). 

Il faut reposer le débat d’une forme de « préférence communautaire” pour les biens critiques et/ou essentiels

A l’heure actuelle les textes européens et les traités/accords de libre échange dans lesquels nous sommes engagés empêchent la mise en place d’une forme de “préférence communautaire” et cela même s’il s’agit de productions critiques et/ou vitales. Le débat sans fin autour du “Buy European Act” (visant à réserver une partie des marchés publics aux PME européennes) montre à quel point le sujet est compliqué (4). Or, si jusqu’à présent ce type de discussions visait d’abord à protéger certaines industries ou entreprises, l’enjeu est aujourd’hui bien plus important. Il s’agit de protéger l’économie européenne, dans son ensemble, mais aussi de garantir la disponibilité de produits essentiels voire vitaux pour les citoyens des Etats membres. Le débat relatif à “la préférence communautaire” doit donc se poser, à la lumière des événements récents, de manière globale, sereine et constructive. 

Cette discussion pourrait, par exemple, s’articuler sur l’opportunité d’imposer qu’une part plus ou moins grande des biens critiques et/ou essentiels destinés au marché européen, soit, selon leurs importances et la faisabilité, produite localement. Et lorsque cela n’est pas possible, imposer une diversification quant à leur provenance géographique.

A court terme, des mécanismes incitatifs existent…

A défaut de règles claires, il existe des outils non discriminants pouvant conduire à des effets similaires. Il s’agit par exemple de l’établissement d’une taxe carbone sur les produits destinés au marché européen. Ce qui tendrait à favoriser les productions locales (le transport étant un élément clé des émissions de CO2 attachées aux produits manufacturés et aux matières premières), mais aussi inciterait les industriels à sourcer leurs intrants (5), de manière plus importante, localement (ce qui pousserait également certains de leurs fournisseurs à relocaliser leurs productions). Cet outil peut être très efficace, mais il est très compliqué à manipuler. Le risque étant, en tout cas à court terme, une explosion des coûts et donc des prix finaux (payés par les consommateurs).  Cela signifie donc, d’adapter le taux dans le temps (pour permettre une transition progressive) et en fonction de la disponibilité, immédiate ou à terme, d’une offre alternative (un même bien mais produit en Europe) ou d’un substitut local (un bien différent mais pouvant rendre des services similaires). Autre problème, il paraît difficile, sur ce principe, de cibler des produits et services définis comme critiques et/ou essentiels. 

Tout ne peut pas et ne pourra pas être produit en Europe (climat, espace disponible, géologie, etc.). Pour ce type de produits, il est essentiel d’éviter une relation de dépendance.  Il pourrait, ainsi, être envisagé de contraindre les entreprises mais aussi les États à diversifier leurs sources d’approvisionnement. Par exemple, en fixant des seuils maximaux d’importations par origine pour les produits finaux ou entrant dans la production d’un autre produit (par exemple : les producteurs d’un même pays ne peuvent pas couvrir nos besoins au-delà de X% du total). Ces taux, pour être réalistes, devraient être adaptés (et progressivement révisés) pour chaque filière et chaque type de produits. 

Il est aussi important de noter qu’en matière de commande publique, s’il est impossible d’imposer une discrimination géographique, il est en revanche possible, comme nous l’avons déjà souligné (voir Comment favoriser le “made in France” dans la commande publique ?), d’appliquer dans un appel d’offre des critères objectifs pouvant permettre un résultat similaire, comme des critères relatifs à la sécurité d’approvisionnement ou à l’impact environnemental global du bien/service proposé (6).

Une transformation nécessaire et vertueuse 

La mise en place d’une telle politique signifie, tout d’abord, un important travail d’audit et d’analyse pour définir les filières les plus à risques, ensuite, de mettre en place les outils nécessaires pour accompagner au mieux une relocalisation et/ou une recomposition des « supply chains », et, pour finir, de déterminer les meilleurs outils réglementaires pour atteindre au plus vite et de manière efficace l’objectif.

Cette transformation essentielle serait bénéfique sur tout un ensemble d’aspects. Tout d’abord,  elle permet aux Européens de sécuriser un accès à des produits critiques, ensuite, cela participerait à la nécessaire transformation écologique de nos économies, enfin, cela autoriserait une amélioration des indicateurs économiques clés des États membres (emploi, croissance, balance commerciale, etc.).

(1)  La liste des accords, ayant fait l’objet de discussions ou adoptés par l’ Europe, est disponible ici : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/trade-policy/trade-agreements/

(2) On peut, par exemple, citer la récente décision de l’Inde relative à ses exportations de blé https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/crise-alimentaire-vague-dinquietude-apres-lembargo-indien-sur-les-exportations-de-ble-1407138

(3)Pour illustrer notre propos : Peut-on imaginer que l’ensemble des industriels, produisant un bien X, localisent et cela de manière permanente, une partie de la production destinée aux consommateurs des Etats membres en Europe sans aucune contrainte. Nous pensons que non. En effet, même l’entreprise la plus vertueuse sera tentée de délocaliser sa production (pour rester compétitif en terme de coûts et ainsi maintenir sa part de marché) si un concurrent fait ce choix avant lui ou si un acteur étranger, produisant dans un produit à bas coûts, entre sur le marché européen. Pourquoi produire des masques chirurgicaux en Europe si tous mes clients, même les établissements publics, font le choix, car moins chère, d’une production chinoise ? Voir les propos de Christian Curel, président du syndicat français des fabricants de masques : “Aujourd’hui, 97,5 % des appels d’offres publics sont affectés à l’achat de masques chinois”, 

https://www.lejournaldesentreprises.com/france/article/la-filiere-francaise-de-production-de-masques-risque-de-disparaitre-1710108

(4)Voir par exemple : https://www.francetvinfo.fr/economie/le-buy-european-act-c-est-quoi_71595.html ou https://commande-publique.legibase.fr/actualites/prospective/buy-european-act-demmanuel-macron-la-pilule-ne-78164

(5) Élément, bien ou service entrant dans la production d’un autre bien ou service

(6) Pour ne revenir aux  masques chirurgicaux, c’est par exemple une demande de la profession : “Il faut recentrer les critères de sélection sur la qualité, la sécurité d’approvisionnement et l’aspect environnemental, plutôt que sur l’unique critère de prix, ajoutait-il [Christian Curel, président du syndicat français des fabricants de masques], car si les choses ne changent pas d’ici l’été, il n’y aura plus de filière française”. https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/angers-face-a-la-chine-les-fabricants-de-masques-manquent-d-air-0fc20f98-576e-11ec-8090-2962c3f968ef